Lunes
Revue littéraire
Clandestinités
Le Corps au théâtre ne se donne pas si délié des codes de la représentation que la présence -corporelle- des comédiens suffirait à en dire la souffrance, les sursauts, l’assujettissement ou la joie.
Prompte, donc, à méditer le politique et le psychologique, la scène récupère le corps, soit comme instrument, soit comme opacité résiduelle : le corps un peu clandestin. Que le théâtre puisse approcher la réalité vécue du corps, plaçant celle-ci au centre de ce qu’il s’agit d’abord de faire surgir voilà qui mérite qu’on s’y attarde. Terres mortes à sa manière affiche le corps comme phénomène originel qui trame nos destins personnels et collectifs. (...)
«Les gros pneus l’emportent sur tous les chemins du monde»
deux jeunes paysans - un frère et une soeur - quittent le «pays» et partent à la ville chercher confort, loisirs, temps libre. Ils embarquent avec eux un grand christ de paille déhanché qui trônait dans le cimetière de leur village. Mais à la «City» rien ne se passe comme prévu. Le travail manque. Celui qui ne sert à rien est éliminé, comme le chameau rendu inutile par le camion finit dans des boîtes de conserve. Le frère voile la soeur et lui défend de sortir : il protège et interdit à la fois. Puis, il la prostitue et la viole. Le frère vend son sang : la soeur est obligée de vendre son corps. La loi de la ville qui s’impose au frère devient la loi du frère qui s’impose à la soeur.
La transitivité de la souffrance des corps se dessine comme un motif central de la pièce. Le christ de paille, les pieds arrachés aurait besoin d’un fauteuil roulant ? Qu’à cela ne tienne, le frère va lui en trouver un, en le volant à un infirme qu’il abandonne sur la route : «Là où la jungle des semi-remorques rend la route impossible à traverser (...) et les gros pneus l’emportent sur tous les chemins du monde».
La mise en scène de Marc-Ange Sanz joue de cette transitivité avec une grande justesse. Ainsi à plusieurs reprises la soeur se fige-t-elle dans une posture qui n’est pas sans rappeler le «bonhomme de paille», jusqu’à la fin quand, morte congelée par le froid, elle est portée par le frère. La violence d’une certaine modernité est projetée sur un voile transparent tendu à l’avant scène : une grenade, des animaux à l’abattoir et autres rites à tonalité sacrificielle, un chameau dans un cirque qui déclenche le rire d’un nain, des lignes à haute tension qui balafrent la terre... Le réalisme des images et plus encore leur situation au premier plan, rappellent que les protagonistes vivent dans une boîte, la scène, leur logement inachevé, le monde, et que leurs déchirements sont une partie d’un horizon plus vaste, où le corps esclave devient la règle.
Le corps ravagé, pillé, violé, tué, esclavagé : l’extrême fragilité du corps est médité sans concession. La loi (républicaine, martiale, citadine, fraternelle) qui s’annonce protectrice rajoute au calvaire la clandestinité. Face à la loi injuste, inadaptée, le corps subit, pâtit, ou se glisse entre les mailles, avec de la chance. plus tard, peut-être, il se révoltera, la loi sera affrontée à visage découvert : ce sera la figure d’Antigone qui en rendra compte, et la loi changera.
Olivier Fournout