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Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Holocauste : sacrifice total du sang par le feu. Sur l’autel sans dieu du monde moderne, Terres mortes campe l’immolation de deux jeunes paysans partis perdre leurs illusions, leurs repères et leur espoir à la ville : Marc-Ange Sanz met en scène avec une virtuosité hallucinante la cruauté atroce de leur déchéance. Le spectacle est décapant, la leçon est magistrale

Benoîtement installé au bar du théâtre, le spectateur ne s’attend pas à ce qui va lui arriver. Un air lancinant de flûte traversière parvient à ses oreilles. Passe alors devant ses yeux ahuris une apparition droit sortie d’un tableau de Bosch : une femme atroce, au ventre énorme et aux mamelles pendantes, traverse le hall en psalmodiant son besoin de «faire caca ».

On gagne alors la salle où retentissent des cris de porcs. L’ambiance est au malaise et la tension qui va aller crescendo pendant les deux heures de spectacle s’installe. Sur la scène, derrière un écran transparent, une famille de paysans scande sa misère à plusieurs voix. Le fils critique la pauvreté et le manque de confort d’une vie qui lui interdit de se laver, de sentir bon et de trouver femme. Le père, despote obèse et possessif, clame sa toute puissance d’ogre tyrannique. La mère hurle sa peine et grogne sa lassitude d’esclave en renversant la tête de cochon qu’elle porte sur un plateau comme une Salomé devenue harpie.

La misère paysanne s’étale avec indécence. Cette famille dont l’aïeule meurt, crispée sur la télécommande d’une télévision qui n’offre pour tout spectacle que le grouillement des mouches, hurle et éructe la perte du sens de sa vie qui s’écoule comme le sang des grosseurs purulentes que le père a sous les bras. Le fils accablé par une telle situation qui est comme une condamnation décide de tout quitter dans un sursaut de révolte et d’espoir et part avec sa sœur vers le mirage de la ville, de cette «City » fantasmatique où ils espèrent trouver le bonheur sous les auspices de la bonne fée électricité. D’étape en étape, on assiste à leur lente déchéance, à leur longue décrépitude, à leur inéluctable désespérance jusqu’à une misère encore plus noire que celle qu’ils ont quittée, jusqu’à l’alcoolisme, jusqu’à la prostitution, jusqu’à l’inceste, jusqu’à la mort

Le texte de Franz Xaver Kroetz est un brûlot qui tente de dire ce que la société cache et ce que le langage a toujours du mal à signifier : la violence atroce et brutale d’un monde qui écrase, décentre et décompose les hommes. Les valeurs s’inversent et finissent par disparaître dans la cacophonie de la barbarie : un Christ de paille, lentement dépecé tout au long du spectacle, symbolise la ruine de toute morale. Kroetz, dont la virulence du propos rappelle les réquisitoires de Thomas Bernhard et de Werner Schwab, fustige la folie du monde et en arrache les masques en distordant le langage et en puisant dans la scatologie et la vulgarité les moyens de dire le caractère excrémentiel de la modernité. On est là au plus près de ce qu’Artaud assignait comme projet au théâtre quand il disait que : « Le théâtre ne pourra redevenir lui-même, c’est-à-dire constituer un moyen d’illusion vraie, qu’en fournissant au spectateur des précipités véritables de rêve, où son goût du crime, ses obsessions érotiques, sa sauvagerie, ses chimères, son sens utopique de la vie et des choses, son cannibalisme même, se débondent, sur un plan non pas supposé et illusoire, mais intérieur. ». Inévitable théâtre de la cruauté puisqu’il est le reflet d’un monde meurtrier et de l’indécence de sa croyance au Moloch du progrès.

Si le texte porte déjà en lui-même les moyens d’un salutaire réveil de l’apathie de nos esprits, le travail de mise en scène les décuple. Marc-Ange Sanz a su utiliser avec une intelligence et un talent redoutables tous les biais possibles et imaginables pour rendre le propos de Kroetz efficace. Sur l’écran placé devant la scène, sont projetées des images renversantes, émétiques, épouvantables et terrifiantes : abattage du bétail, sang qui coule, clous qui s’enfoncent dans la chair, hommes blessés, foules oppressées… Sur la toile, le rythme et la densité, la richesse et la diversité sont telles qu’il devient impossible de saisir bientôt autre chose que le chaos ainsi rendu visible d’un monde qui dévore ses enfants. Le collage presque surréaliste des images, choisies par Stéphane Gombert, permet à la fois de mémoriser et de prophétiser l’horreur, exigeant du spectateur qu’il prenne conscience que, sur scène, il est question de la réalité de notre monde. La projection cinématographique d’images (qui viennent faire écho à la culture de notre inconscient collectif) est là aussi pour confirmer ce qui est présenté par l’action. L’écran fait office de «chœur optique » selon le rôle que Brecht lui assignait au théâtre.

La troupe de L’Empreinte et Cie prouve par son travail que seule l’intelligence peut espérer ordonner le chaos. Une très grande leçon d’humanité est assénée par ce spectacle ; une très grande leçon de théâtre aussi jusqu’à faire vaciller les fondements de cet art qui atteint ici les limites de la représentation en saisissant la vie dans ce qu’elle a de non présentable. La mise en lumière de Marc-Ange Sanz et Gilles Bouscarle, le travail des plasticiens Jean-Claude Le Parc et Juliette Baras sont de fort grande qualité et magnifient le jeu d’acteurs étonnant de force et provoquant de vérité.

Pour le paroxysme terrifiant auquel on est conduit en assistant à cette pièce, pour la crainte et le tremblement qui naissent d’ouvrir les yeux sur ce que nous avons fait du monde et sur ce que notre monde a fait de nous, il faut aller voir Terres mortes. S’il reste des hommes qui ne sont pas des bœufs et qui ne veulent pas mourir comme eux, ils comprendront que l’exigence est morale en même temps qu’elle est esthétique.

Catherine Robert

Extraits de presse

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Terres mortes

de Franz Xaver Kroetz